La ligne – la prim’ombra – la perte
L’œuvre “La ligne –la prim’ombra – la perte”se base essentiellement sur un récent poème d’Anne-Marie Albiach. Pour moi, sa poésie relève d’une charge et d’une densité particulièrement musicale dans la surdétermination projetées des voix qu’elle énonce directement et indirectement. Ce qui me fascine dans sa poésie est aussi de l’ordre d’un contrepoint ininterrompu d’une polyphonie de sens et de lieux dont la violence des images n’est pas sans une forme d’extrème sensualité. L’écriture, le corps du texte même intervient dans cette scène. Une dynamique baroque la travaille jusqu’aux tentures et voilages qu’elle sait à ce point sensiblement déployer. Sa fibre exigeante travaille à la fois de l’écart et du trop près, à l’instar de la jointure et de la division qu’elle opère le long de ses lignes. C’est à cette condition, car il faut savoir(Albiach), qu’il faut commencer par admettre de ne pas tout comprendre ; cette saisie participe de ce qui apparaît et de ce qui disparaît.
La mémoire devient dès lors maîtresse d’une argile ou d’une cire tactile. Une mémoire “monstrueuse”, comme elle le dit dans un de ses poèmes devenu mythiques, d’un espace scénique, lequel n’est pas sans rappeler les stratégies de l’inconscient, qui s’interpose dans l’alchimie des développements. Alors les figures se répondent dans le corps de leur propre dissimulation, les lettres en italiques, les blancs, la ponctuation...deviennent des marqueurs de sens tantôt dans le gain ou tantôt dans la perte.Cette poésie serait comme un vaste théâtre dont les galeries deviendraient si innombrables que s’ouvrirait alors à l’énergie d’une compréhension celui d’un sens ininterrompu.
En ce qui concerne mon rapport à la poésie en général, je ne mets pas en musique le poème, contrairement à la prattica d’un compositeur égrenant sa musique au service d’une prosodie. Devant l’impératif du respect de la relation au poème, il m’apparaît plus légitime de me retrouver tel un traducteur, pris aux rets assumés de ses dénouements. Cette posture ou imposture redoublée, celle si l’on veut, d’une usurpation qui correspond autant à une pudeur qu’il faut préserver envers le poème, qu’à une forme subversive mais salvatrice de celui-ci dans le fait d’y travailler en se l’appropriant authentiquement. Tout cela m’enjoignit de remplacer certaines lignes par des traductions pour les verser dans l’étoffe de trois autres langues : en anglais (par Keith Waldrop ; poète américain), en allemand ainsi qu’en italien. Dans l’ensemble, je n’ai retenu en surface que quelques lignes de ce long poème, le reste appartient aux tissus conjonctifs de l’étoffe des figures projetées dans l’orchestre.
Pour faire retour, il y a neuf ans que je tente d’écrire une musique avec la poésie d’Albiach. J’ignore, aujourd’hui encore, à quel degré d’intrusion, ou de répondant énigmatique, s’élabore la transmission d’une telle vélocité évocatrice du poème qui ne cesse d’irradier les courroies de telles ou telles fibres musicales. Il y a certes, la musique de la langue, son chant et son rythme ; cette doublure du verbe, mais aussi et surtout la dimension de la mémoire qui s’y déplie en règne. Cela n’est pas sans rappeler la muse des musiciens : Mnémosyne, gardienne de la mémoire mais d’où l’on voit à la commissure de ses lèvres, poindre, le signe précurseur de l’apparition d’une disparition alors déjà commise; gardienne peut-être, mais davantage d’un mouvement qui est lié à la survivance (Nachleben) d’un vestige! Dans la continuité de mon interrogation sur le pourquoi et le comment qui correspond à l’impact d’une telle poésie dans ma musique, il m’apparaît avec une forme d’évidence, que ce rapport profond et fulgurant, correspondrait à une résonance d’ordre spatiale qui s’effectue dans la psyché. La poésie d’Anne-Marie Albiach correspond à formuler ou révéler un lieu, une topique singulière que l’on pourrait comparer à une empreinte psychique.
La matière textuelle provient de trois fragments : Nicolas de Cues – en latin; Sigmund Freud – en allemand, et de Jean-Luc Nancy- ici traduit pour la circonstance en latin par Pierre Monat. Ces trois citations se retrouvent superposées à la manière de l’étalage des textes dont la pratique remonte aux motets issus du Moyen-Âge. Ces auteurs m’ont paru pouvoir entretenir contrapuntiquement un dialogue fertile avec le chant du poème qui, quant à la lui, continue sa propre narration. En tous les cas, ces fragments réintroduisent une pensée qui précisément se trouve, reflétée ou impliquée via la dimension de “La ligne la perte”. Cependant la teneur dialogique ne s’arrête pas là, puisque le blanc initial du titre du poème compris entre les deux mots, a été investi par une référence supplémentaire provenant de l’ouvrage d’Agnès Minazzoli, La première ombre, titre lui-même prélevé du Canto XXVIII du Purgatoire de Dante. Ce livre reflète les différentes significations que revêtent l’objet et le sens du miroir à travers l’histoire de la représentation ; vaste question dont le poème pourrait être aussi le reflet inverse ou la transformation opérée par une déformation transgressive! L’œuvre serait alors l’ombre, la réflexion via le speculum (miroir), en toute proportion gardée, de multiples facettes ou détails foncièrement réticulés.
J’ai tenté de répondre à sa poésie via ce qui me semble de plus en plus important dans ma facture compositionnelle à savoir, par l’échelle des fragilités et des transparences, accordées à une manière intimée de violence dans leurs différents traitements. C’est pourquoi certaines lignes instrumentales sont portées au bord d’une déchirure du phénomène sonore, via l’utilisation, par exemple, de différentes sourdines. Dès lors,la matière même de l’œuvre, son étoffe, est travaillée par le sens qui la contamine. Cette déchirure, qui correspond à une autre forme d’efficacité d’un “savoir faire”, serait ce nœud ou cette ligne dans laquelle, apparition comme disparition, se partagent la même présence ; comme si la présence de l’une en était l’absence, ou la doublure de l’autre et vice-versa. La texture orchestrale des instruments est traitée comme un vaste textile où le texte, dans ce qui serait aujourd’hui la survivance d’un recours au madrigal, s’emmaille dans les procès des différentes couches rhétoriques. Cette œuvre confectionne une trame dans laquelle s’opère un principe narratif dont la réponse est un contrepoint dramatique au poème. Par un travail de condensation (Verdichtungsarbeit ), elle répond aussi à ce qui serait de l’ordre d’un tissage, d’un jeu de trames, voire d’une “tramaturgie” musicale. Cette œuvre fait l’objet d’une commande d’État du Ministère de la culture française.
Textes utilisés
Cantus :
Délinéation du désir
Anne-Marie Albiach*
Chœur :
“ Et hoc scio solum, quia scio me nescire, quid video et numquam scire posse ” “ Psyche ist ausgedehnt : weiss nichts davon ” “ An poterimus quæstum percipere hac ratione amissa,vel sciemus quæ significentur Jean-Luc Nancy****
**Et je sais seulement que je sais que je ne sais pas ce que je vois et que jamais
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